
par Philippe Forget
En favorisant le communautarisme religieux et clérical, l’oligarchie n’invente-elle pas le régime de l’extrême-droite globalitaire ? Rappelons, en effet, que les pouvoirs de la Réaction totalitaire ont fondé leur gouvernement sur un « ordre naturel » que nul n’était en droit de transgresser. Malheur alors l’insoumis éclairé qui doutait de la « loi naturelle » des conditions ! Maintenant, les chantres du globalisme nécessaire souhaitent la même structure des sociétés dans un contexte rénové. Le dispositif du contrôle global a remplacé l’Etat du dictateur ; et les communautés fétichisées sont substituées aux castes et ordres. Le peuple des citoyens subit la répression technocratique au nom de la loi de l’économie-monde et de ses identités marchandes. Le pouvoir réactionnaire excluait du pays « naturel » l’individu conscient ; le pouvoir globalitaire exclut la nation républicaine de l’individu civique.
La technocratie sécuritaire : une menace pour le citoyen
L’affaire Aurore Martin illustre ce propos. Le 1er novembre 2012, cette citoyenne française a été arrêtée par la gendarmerie et remise à la justice espagnole. Madrid avait émis un mandat d’arrêt européen à son encontre, au motif de sa « participation à une organisation terroriste ». L’Etat français a ainsi permis l’extradition d’une concitoyenne de notre République une et indivisible. Aurore Martin a croupi jusqu’au 22 décembre 2012 dans les geôles d’un Etat étranger. Libérée sur caution, elle n’en devrait pas moins être jugée en Espagne, selon une loi étrangère. Trahi par son gouvernement, un citoyen a été livré à une loi dont il n’est pas l’auteur, à une justice qu’il n’a point autorisée à le juger. Cette forfaiture signe la rupture du pacte républicain. Comme l’appareil sécuritaire le proscrit de sa patrie, le citoyen est silencieusement déchu de son pouvoir constituant. Le dispositif technocratique dépouille le national extradé de sa puissance publique originelle, il en fait un individu purement privé, démuni de souveraineté politique et historique. Arrachée à la nation, Aurore Martin endure la perte implicite de sa souveraineté civique.
Madrid la pourchassait comme militante du parti basque Batasuna, Or, l’appartenance à ce parti ne constitue pas un acte délictueux pour la loi française. Le pouvoir exécutif de la République française a abandonné à la monarchie espagnole, une citoyenne qui ne prête à aucun soupçon aux yeux de la loi française. Quand un républicain serait opposé à la cause indépendantiste d’Aurore Martin, celle-ci n’en reste pas moins sa compatriote dont l’extradition devrait doublement le scandaliser. D’abord, parce qu’aucune loi ne peut autoriser l’extradition d’un membre du peuple souverain, à peine d’aberration générale ; ensuite, parce qu’il n’est d’Etat républicain qui puisse contraindre ses citoyens par une loi qu’ils n’ont point votée. L’injuste sort d’Aurore Martin manifeste combien les processus technocratiques précipitent le peuple dans un engrenage d’absurdités politiques et juridiques.
Pourtant, de bons apôtres prétendent légitimer l’extradition du citoyen en invoquant la création par le traité de Maastricht d’un espace policier et judiciaire qui recouvrirait les nations membres de l’Union Européenne. Un traité n’est pas une constitution, et on abuse l’opinion en le lui faisant croire. Le traité européen n’institue aucun pouvoir législateur, élu par les peuples et les unifiant par des lois communes. A ce jour, ne s’est dressée aucune volonté générale qui ait formé une république européenne dont tous les Européens seraient les auteurs. N’existent ainsi ni citoyen européen, ni nation européenne. En l’absence d’un peuple souverain, l’appareil européen ne jouit d’aucune autorité démocratique pour arracher une citoyenne à sa patrie. Initialement dépourvues d’universalité publique, les règles européennes instituent les mécanismes de l’arbitraire. Au nom de la sécurité européenne, on prive le citoyen de son droit d’être en sûreté au sein de sa République.
Du dépeuplement civique aux traques cléricales ?
Une démocratie irrespectueuse du caractère inaliénable de la chose publique, violant la souveraineté inaliénable du citoyen, dissimule un despotisme. Une citoyenne extradée de sa nation, et tout un peuple est frappé d’extradition, car aliéné à la logique discrétionnaire de la technocratie. (Quel symbole qu’Aurore Martin retrouve la liberté, moyennant une caution monétaire !) Imposant sa mécanique privative, l’emprise du contrôle évacue la démocratie vive du peuple. Despotique, elle s’ingénie à disposer d’un individu évidé de sa volonté générale, de sa constitution démocratique. Le citoyen extradé est un citoyen dépeuplé : le peuple qu’il recélait lui a été dérobé. Le dispositif globalitaire impose le régime du dépeuplement civique.
Imaginons un avenir qui peut suivre. La globalisation mondiale a progressé, des « démocraties » religieuses ont essaimé et l’Europe les flatte pour préserver les affaires de l’oligarchie, au point que les frontières politiques et judiciaires ne soient plus que de papier. Aucun individu de libre pensée ne sera alors à l’abri de poursuites judiciaires lancées par les centres théocratiques de la terre globalisée. L’imputation de blasphèmes et de sacrilèges pourra acquérir une validité transnationale ; et les cléricatures s’en donneront à cœur joie de traquer les hommes libres, au nom du Christ-roi, au nom de Moïse, au nom de Mahomet, bref au nom de tous les dieux et prophètes que l’histoire a charriés. Le futur marché des religions composera aussi le futur marché des traques cléricales et des protections communautaires. Le citoyen devra troquer sa République égale, nationale et laïque, contre l’archipel inégalitaire des confessions. L’extradition d’Aurore Martin n’est point une anecdote, elle éclaire la dislocation sournoise de la République. Le citoyen souverain, patriote et laïque est ainsi jeté dans la précarité historique et politique. Nous sommes tous des Aurore Martin !